Description du projet
Bougie, Algérie française, 27 juillet 1926
Jacquot a disparu. Notre gros matou aux longs poils soyeux si cher à mon Papa a disparu. Je ne me rappelle plus exactement quand je l’ai aperçu pour la dernière fois, mais, ce matin, je me suis demandé où il était. Maman ne sait pas non plus où il se trouve. Depuis la mort de Papa il y a deux jours, tout est flou dans mon esprit. J’ai l’impression de me mouvoir dans un cauchemar éveillé. Tout s’est passé si soudainement. Maman, Papa et moi vivions heureux dans notre spacieuse maison sur deux niveaux près du port et de la porte Sarrasine, cette bâtisse où j’ai grandi, enfant unique. Quand j’avais huit ans, Maman m’avait expliqué que j’avais eu une sœur, Lise. Elle est décédée à l’âge de deux ans, lorsque j’avais moi-même quatre ans et demi. Le souvenir d’une petite fille aux boucles brunes qui marchait de manière hésitante dans le jardin est alors revenu à la surface. Puis, l’image de cette fillette sur les genoux de Papa. J’aurais voulu qu’elle vive, j’aurais voulu une autre sœur, ou un frère. Mais Dieu en avait décidé différemment. Je ne peux me plaindre. J’ai été choyée par des parents aimants, avec tout le confort dont un enfant peut rêver. Nous sommes même suffisamment riches pour avoir des domestiques à notre service, ce qui facilite notre quotidien.
Oh, Papa, qu’est-ce que tu me manques déjà ! Qu’est-ce que tu vas me manquer ! Ton sérieux visage qui s’épanouissait dans un sourire quand nos regards se croisaient. Cette moustache noire imposante dont tu prenais soin et qui te caractérisait tellement. Tu étais un homme impressionnant dans tes affaires, mais plein de tendresse pour moi. Toi seul qui dans l’intimité m’appelais Tinette. Tu avais le cœur sur la main, toi qui aidais les plus pauvres. Force de la nature, pourquoi es-tu parti si brutalement ? Tu n’avais que cinquante-sept ans.
Je suis assise à ton bureau, Papa, dans ton fauteuil de cuir marron foncé, patiné par le temps, m’imprégnant de tes objets familiers. Sur ton sous-main de basane bordeaux agrémenté d’une dorure végétale, je remarque le faire-part de décès que Maman a posé là. Tes obsèques hier étaient grandioses. Toute la population de Bougie a suivi ton corbillard progressant doucement sur la colline. Qu’est-ce que j’ai pleuré, et Maman aussi ! Bien sûr en tant que fondateur de l’harmonie municipale, certains de ses membres ont joué pour toi la Marche funèbre de Chopin. Avec uniquement des instruments en cuivre comme tu l’avais requis pour le jour où tu viendrais à disparaître. Mon corps et mon cœur lourds avançaient au pas du rythme sinistre de cette musique.
Hier soir, après les funérailles, Maman et moi avons abordé la raison de ta mort. Le faire-part parle de tes titres officiels. Secrétaire général et fondateur de la Chambre de Commerce. Officier de l’Instruction publique. Il ne dit rien du fait que tu étais un adepte important de la franc-maçonnerie. Cette société « secrète ». Tu dérangeais des gens, j’en suis persuadée. Et puis tu étais anticlérical. Tu ne t’en cachais pas. Ça ne devait pas plaire aux membres éminents de l’Église catholique. Maman avait dû te mentir au début pour que je sois baptisée et que je suive le catéchisme. Sous la pression de ta chère femme, tu avais dû accepter, bon gré mal gré, que je fasse ma communion à Alger. Ton enterrement a été civil. Maman et moi sommes convaincues que tu as été empoisonné. Peut-être, ce sont ces mêmes personnes de pouvoir qui ont fait disparaître Jacquot. Ou alors il n’a pas supporté ton départ. Les chats ont un instinct surdéveloppé et s’attachent grandement à leur maître.
Nous avons connu l’éloignement physique, mais jamais dans notre amour l’un pour l’autre. J’étais toujours certaine que j’allais te retrouver. Comme pendant tous ces étés où Maman et moi remplissions des malles de voyage et traversions en bateau la Méditerranée pour nous rendre dans le sud de la France, te laissant derrière nous accaparé par ton travail. Sur ce bureau, tu as placé un cadre avec une photo de « tes petites femmes » prise sur le port de Marseille. Je devais avoir six ou sept ans. On aperçoit des mâts de bateaux à l’arrière. Portant une robe courte légère, je me tiens debout sur une bitte d’amarrage, m’agrippant à l’épaule de Maman pour ne pas tomber. Nous regardons l’objectif, une expression rayonnante sur nos visages. Tous ces souvenirs enchantés de séjours sur la Côte d’Azur, dans de petits villages de Provence, ou dans les Pyrénées. Avec Maman, nous explorions chaque année un coin différent, résidant dans d’élégants hôtels, nous faisant dorloter par le personnel. Une image, ou plutôt une sensation rejaillit du passé. L’arôme entêtant des champs de lavande à perte de vue près de Grasse, le soleil caressant partiellement ma peau d’adolescente sous mon chapeau de paille, alors que nous avancions entre les rangées de plantes fleuries. Ces nuances de mauve et de violet que j’ai tâché de coucher sur la toile quelques années plus tard. Ce sont depuis ce jour-là mes couleurs préférées. Pour me faire plaisir, Maman m’avait acheté un flacon d’eau de Cologne parfumé, mais on ne peut mettre en bouteille ce chaud effluve d’été, naturel et sauvage, cette émotion enivrante de simple bonheur. J’aurais aimé partager ces moments avec toi. Tu m’as dit un jour : « Ma fille, je travaille pour que ta Maman et toi puissiez profiter de la vie comme il se doit. Ces voyages sont l’opportunité pour toi de t’ouvrir au monde, de t’ouvrir l’esprit. » Tu m’as donné une bonne éducation. Je te remercie de tout ce que tu m’as appris afin que je devienne la jeune fille de dix-sept ans que je suis aujourd’hui. Je te suis aussi reconnaissante de m’avoir permis d’étudier à l’école Pigier de Toulouse à l’âge de quatorze ans. Vous m’avez beaucoup manqué, toi et Maman, cette année-là. Tu m’as inculqué des valeurs de respect, de courage, et de ne jamais considérer les choses comme acquises. De toi, j’ai hérité un esprit combatif, une curiosité débordante, et je l’espère, ton grand cœur.
Ce fauteuil est rempli de ta présence. Tu es encore si vivant autour de moi, en moi. Je prends dans la main la maquette en bois du bateau de pêche vert olive qui orne ton bureau. Il ressemble à celui qui est ancré au port sur lequel tu aimais tant naviguer le dimanche. Qu’est-ce qu’il va devenir sans toi ? Je t’imagine voguant, le sourire aux lèvres, un horizon azur infini devant toi, le vent balayant tes cheveux d’habitude si bien coiffés. Oh, Papa, tu fais route vers un autre pays maintenant, seul. Tu nous as laissées Maman et moi pleurant sur le rivage.
Extrait d’un roman d’inspiration biographique écrit en 2022