Description du projet
Maman vient juste de descendre pour aller vérifier que Papa est prêt. Enfin seule pour quelques minutes. Je ferme la porte derrière elle. Mes demoiselles d’honneur m’ont laissée auparavant. J’ai dû insister pour qu’elle fasse de même, en prétendant vouloir savourer cet instant, les dernières minutes de ma vie de célibataire. Mais ce que je dois accomplir est douloureux. J’ai beau avoir eu toutes ces semaines pour me préparer, ce n’en est pas plus facile. Je dois dire au revoir. Au revoir à mon meilleur ami. Mon ami d’enfance. Celui qui a été là dans les moments difficiles, avec qui j’ai partagé mes joies, mes peines, mes espoirs, mes bêtises… Mon mariage est le début d’un nouveau chapitre de ma vie et je dois clore celui avec Félix. Je l’attends…
Je n’ai jamais parlé de Félix à Hugo. Il ne comprendrait pas notre attachement l’un à l’autre.
Bien sûr j’aime Hugo. Profondément. Je n’ai pas hésité une seconde quand il m’a fait sa demande l’été dernier alors que nous étions en vacances en Corse. Il avait tout prévu : le pique-nique sur la plage dans une crique déserte, le champagne au frais dans la glacière, la déclaration en forme de poème qu’il avait écrite sur un petit bout de papier. Ses larmes aux yeux avaient fait monter les miennes et nous nous étions embrassés tendrement après que je lui avais répondu que je serai fière et heureuse de devenir sa femme. Avec les préparatifs du mariage, je n’ai pas beaucoup vu ou pensé à Félix, ingrate que je suis. Il me l’a reproché. Félix est dans ma vie depuis que j’ai eu 7 ans. Il y a de ça presque 18 ans.
Je l’ai rencontré le jour de mon anniversaire, alors que la petite fête organisée par mes parents battait son plein. Ma timidité maladive avait pris le dessus et je m’étais isolée dans le fond du jardin discrètement. Je serrais contre moi mon doudou. Maman m’avait avertie que lorsque j’atteindrai 7 ans je devrais m’en débarrasser, car j’étais maintenant « Une grande fille ! ». Mais je m’y refusais. Réfugiée derrière un buisson, mes larmes coulaient. Je me sentais seule. Pourquoi n’avais-je pas de frère ou sœur ? Pourquoi n’avais-je pas de vrais amis ? J’entendis un bruit dans mon dos. Mon cœur se mit à battre plus vite, puis j’aperçus un visage souriant de jeune garçon se pencher vers moi au-dessus de la haie. Il était un peu plus âgé que moi et je ne l’avais jamais vu. Maman avait invité beaucoup de monde, dont les enfants d’amies à elle ou de voisins que je ne connaissais pas.
« Je peux entrer dans ta cachette ? »
Je hochai la tête tout en séchant mes larmes du plat de la main.
« Pourquoi pleures-tu ? C’est ton anniversaire, non ? Tu es la reine de la fête !
« Maman veut jeter mon doudou à la poubelle ! » je lui montrais mon Toto tout en parlant.
« Il est pas très joli, ton doudou », répondit-il en rigolant.
Il manquait un œil à mon éléphant en peluche et j’avais coloré le haut de sa tête avec un feutre indélébile fluo quand j’avais 4 ans.
« C’est vrai, mais c’est pas une raison. Il s’appelle Toto. Il est là pour moi, j’aime bien lui faire des câlins. Et 7 ans, c’est pas si grand !
« Moi j’ai 8 ans et ½. Et tu sais, c’est pas si grand non plus. »
Il me regarda en silence quelques instants réfléchissant, les sourcils froncés, et d’un seul coup un sourire illumina ses traits.
« J’ai une idée. Tu veux le garder ton Toto, oui ? Mais tu n’veux pas que ta maman l’apprenne ? »
J’acquiesçai à nouveau sans ouvrir la bouche.
« Alors on va le cacher. Tu diras à ta maman que tu l’as jeté comme une grande. Et quand tu auras vraiment besoin de ton Toto, tu pourras le sortir de sa cachette. »
Mes yeux se mirent à pétiller.
« C’est une super idée ! Comment tu t’appelles ?
« Félix. Et toi, c’est Zoé ! »
Avec Félix, nous avions réussi à nous faufiler discrètement à l’intérieur de la maison et à placer mon doudou tout au fond de ma penderie, derrière une boîte, dans ma chambre. Les mois qui suivirent, je l’extrayais de temps en temps de sa cachette quand j’étais sûre que Maman ne pouvait pas me surprendre, et puis de moins en moins au fil du temps. Elle m’avait félicitée de mon initiative (de le jeter), et grâce à la suggestion de Félix, j’avais gagné sur les 2 tableaux. J’ai aussi appris à me protéger et à mentir à ma mère si besoin. Pour elle, j’étais — et je suis toujours — la fille modèle. Je gardais mes idées les plus folles, les plus créatives quand j’étais avec Félix. Car oui, nous étions devenus amis. Il savait manipuler les adultes pour qu’ils lui fassent confiance et il m’a transmis comment le faire. Il venait assez souvent à la maison, ou alors nous jouions dans le jardin. Il n’était pas dans la même école que moi et c’était compliqué pour aller chez lui, mais on trouvait le moyen de nous rencontrer. Maman nous laissait tranquilles. Bien sûr, au fur et à mesure que je grandissais, j’avais lié d’autres amitiés. Cependant la relation que j’entretenais avec Félix était spéciale et exclusive. Mes copains et copines ne l’auraient pas compris, pas accepté. Félix n’aimait pas me partager non plus. Il me faisait des crises de jalousie quand je sortais sans lui.
À l’adolescence, quand certains garçons ont commencé à me tourner autour, Félix a été encore plus possessif. Il me faisait des scènes ! Durant mon premier rendez-vous avec mon premier petit copain, il m’a suivi de loin. Lorsque je l’ai aperçu — il n’était pas discret — je me suis fâchée avec lui. Il m’a menacé : « Si tu sors avec lui une nouvelle fois, je te quitte et tu ne me reverras plus. » Tout de suite les grands mots ! Je détestais quand il me faisait du chantage. Je l’aimais et ça me peinait de lui faire mal, mais il ne pouvait pas me demander de choisir. Il souhaitait être plus qu’un ami pour moi pourtant il savait que ce n’était pas possible. Je le voyais comme un ami, très cher oui, pas comme un petit copain potentiel. En effet, il a un handicap, un handicap qui fait qu’il n’aurait pas pu me rendre heureuse physiquement. Avec les hormones de l’adolescence en plein émoi, j’avais besoin de quelqu’un qui puisse me faire découvrir mon corps de femme. Avec Félix, ça ne pouvait être que platonique. Il était comme un grand frère, le frère que je n’avais jamais eu.
Suite à notre dispute, on ne s’était pas parlé pendant plusieurs semaines. Mais notre relation était trop précieuse pour qu’on se fâche longtemps. Il était revenu tout penaud vers moi et je lui avais pardonné.
A la fin de mes études, avec mon premier emploi, je l’ai vu de moins en moins. Je n’avais plus beaucoup de temps pour lui, ou n’en trouvais pas — son handicap commençait à me peser. C’est horrible à dire, mais j’avais honte de lui. Et de moi de penser ça ! Je le délaissais et il en souffrait.
Après la demande en mariage de Hugo, j’avais contacté Félix pour lui faire part de la nouvelle en personne. Je savais que ce serait un coup dur pour lui. Il avait d’abord été tout joyeux de me revoir puis avait déchanté à l’annonce de mes fiançailles.
« J’aime Hugo et je t’aime toi. Pas de la même manière. C’est différent, tu comprends ?
« Je suis heureux pour toi », avait-il répondu avec une tête d’enterrement.
« Ben, on ne dirait pas ! Tu savais bien que ce jour allait arriver.
« Oui, mais je ne veux pas, je ne veux pas ! JE NE VEUX PAS !! »
Ces cris se transformèrent en pleurs. Mon cœur se serra. Je repensai au garçonnet qui m’avait consolé le jour de mes 7 ans. Et là, devant mes yeux, soudainement, le Félix adulte se changea en petit Félix de notre première rencontre. Je prononçai doucement :
« Tu sais bien que tu… n’es pas réel. Je t’ai inventé l’après-midi de mon anniversaire pour me récomforter. Tu m’as donné la force d’affronter le monde qui m’entourait.
« Je peux rester encore un… petit… peu… dans ta vie ? » demanda le Félix de 8 ans nerveusement.
La jeune Zoé en moi s’accrochait aux bribes de son enfance.
« Oui, mais seulement jusqu’au jour de mon mariage. Ce jour-là je te dirai au revoir définitivement. »
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Je regarde ma silhouette de jeune mariée dans le miroir. Félix est là derrière moi. Comme il sait toujours le faire, il est arrivé en silence, discrètement. Il a de nouveau 8 ans ½. Il me sourit et mon reflet d’adulte lui répond. Des larmes perlent dans mes yeux. Je me retourne. Il a disparu. Adieu mon cher ami. Tu étais le compagnon fidèle d’une fillette seule à l’imagination débordante.
Trois légers coups à la porte. C’est mon père qui veut savoir si tout va bien.
« Oui Papa. Je suis prête. »
Je m’avance dans le couloir et laisse mon enfance derrière moi.