Description du projet
Deux silhouettes immobiles surplombent une fenêtre de cuisine au cadre en aluminium.
« Réveille-toi, ma Savoureuse. Le soleil est en train de se lever.
— Oh, laisse-moi dormir encore un peu…
— Mais c’est le moment de la journée que tu préfères, lui rétorque gentiment son compagnon.
— D’accord, d’accord. J’ai ouvert un œil… et le deuxième maintenant. Oh, tu as raison, mon Prince des îles, l’aurore nous présente un spectacle féérique ce matin. »
À travers la vitre, les contours ciselés des toits de Paris se dessinent dans un bleu violacé. En toile de fond, des nuances roses émergent pour se mêler à des teintes orangées, tel un tableau de Claude Monet.
Notre « couple », serré l’un contre l’autre, reste silencieux un long moment, baignant dans cet instant précieux. La sonnerie d’une alarme vient briser la magie.
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Des voix proviennent du canapé-lit dans le salon attenant à la cuisine ouverte de ce large studio en mansarde.
« Je t’ai entendu tousser cette nuit, ma chérie. Ça va ? » demande Alex qui vient d’éteindre le réveil sur son téléphone et se penche vers Marion.
« Non, je ne me sens vraiment pas bien. »
Alex pose la paume de sa main sur le front de sa femme.
« Tu as de la fièvre, mon amour. »
Sa compagne lui répond par une quinte de toux. Le jeune homme, soucieux, continue, « Et si c’était…
— Oh non, ne dis pas ça, pas la COVID, l’interrompt Marion.
— Nous devons en avoir le cœur net. Nous allons tous deux faire un test ce matin à la pharmacie. Envoie un message à ton bureau pour annoncer que tu es malade, moi je vais faire de même avec le mien. On ne peut pas prendre le risque d’y aller et de contaminer potentiellement nos collègues. Même si ça ne me dérangerait pas si mon dragon de boss l’attrapait ! Je rigole. De toute façon, tu n’es pas en état d’aller bosser.
— D’accord, ma petite infirmière. »
Marion glousse devant l’image mentale de son armoire à glace de mari engoncé dans une blouse courte, une coiffe sur la tête. Son rire sonore se mue en une autre quinte de toux.
« La pharmacie ouvre dans une demi-heure, annonce Alex, fixant l’écran de son téléphone. Je vais te chercher un paracétamol dans notre boîte à médicaments, puis on s’habille. Tu veux manger ou boire quelque chose ?
— Non, je n’ai pas faim. Juste un verre d’eau, s’il te plaît. »
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Le jeune homme vient d’allumer les spots de la cuisine. Fini notre moment de calme à nous prélasser dans la lumière naturelle du jour, pense Prince des îles.
Alex fait couler de l’eau et remplit un verre pour aller le donner à Marion. Il revient enclencher la machine à café qui démarre dans un gargouillis ronronnant afin de décrasser ses tuyaux. Une fois le rinçage terminé, le jeune homme appuie une nouvelle fois sur le bouton. Le liquide brunâtre à l’odeur familière se déverse dans la tasse blanche en porcelaine qu’il a posée sous la buse.
« Je n’arriverai jamais à m’habituer à ce bruit, mon Prince des îles. Pourtant, ça fait au moins un an qu’ils l’ont reçue en cadeau.
— Oui, c’est le père d’Alex qui leur a offert pour Noël. En tout cas, moi, j’apprécie cet arôme qui embaume notre domaine. Je t’ai dit qu’il y a des plantations de café dans le pays où j’ai grandi ?
— Oui, corsé, comme toi, braises de mon cœur, continue Savoureuse, tu crois qu’elle a cette maladie, Marion ?
— C’est possible, elle en a les symptômes.
— Comment tu sais ça ?
— Parce que j’écoute la télévision quand elle est allumée, sourit-il avec indulgence à sa dulcinée, et puis, Joséphine, la meilleure amie de Marion l’a eu. Ils en ont parlé ensemble… Avec toutes tes siestes, tu sais, ma Savoureuse, tu manques des épisodes du feuilleton “Marion et Alex”.
— Ce n’est pas ma faute si j’ai souvent envie de dormir. C’est dans ma nature. Tout ce temps passé à me prélasser au soleil, à reposer au fond de bassins balayés par le vent pour que mes saveurs se concentrent. C’est un lent processus. J’en ai gardé cette indolence. C’est ironique, vu comment je réveille les plats, non ?
— Oui, et je t’aime comme que tu es. On se complète tellement bien, ma Savoureuse.
— Toi, tu es le feu, mon Prince des îles. Mon yang à mon yin. Je ne dors pas tout le temps, tu vois, j’ai écouté le documentaire sur Arte sur le taoïsme chinois ! »
Savoureuse rit, pour une fois qu’elle peut montrer ses connaissances à son érudit de compagnon.
La lumière des spots vient de s’éteindre. La porte claque.
« Je vais profiter de ce moment de calme pour refaire une petite sieste, annonce-t-elle en baillant.
— Oui, mon amour, repose-toi. Moi, je vais contempler les oiseaux dans le ciel. Ils me rappellent ceux qui volaient au-dessus des cimes de nos plants. Ah, la contrée sauvage de mon enfance ! »
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« Merci, Joséphine, c’est vraiment gentil… Bon, à tout à l’heure alors. » Alex raccroche son portable. Adossé au bar de la cuisine, il parlait bas pour ne pas perturber Marion endormie dans le canapé resté en position déplié.
Il saisit ensuite le produit désinfectant et la boîte de gants jetables qu’il a acheté ce matin à la pharmacie. Un masque chirurgical sur le visage par précaution supplémentaire, il s’attelle à frotter toutes les surfaces du plan de travail et tout ce qui s’y trouve. Savoureuse et moi avons le droit à un nettoyage en règle, ainsi que l’étagère sur lequel nous sommes assis. Le maître des lieux s’en prend maintenant aux tabourets de bar en métal bleu électrique.
« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai manqué ? » s’exclame Savoureuse réveillée en sursaut à cause de sa « douche » forcée.
« Marion a attrapé la COVID. Alex n’est pas infecté, en tout cas pour le moment, mais il est cas contact. Ils doivent s’isoler ici pendant 10 jours. Leur amie Joséphine va venir déposer des provisions en fin d’après-midi.
— Et qu’est-ce que c’était cette agitation dans la cuisine ?
— Il désinfecte tout. Je sais, on n’a pas l’habitude de le voir s’activer autant pour le ménage, mais il n’a pas le choix.
— C’est bien. Ça va le faire réaliser tout ce que Marion fait quotidiennement pour lui. »
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« Qu’est-ce que tu lis, mon amour ? » La jeune femme alitée observe son mari qui s’est aménagé une couche confortable dans le fauteuil en velours ocre. Ses pieds sont posés sur le pouf assorti et il a placé un livre ouvert sur ses genoux pliés.
« Oh, tu es réveillée, ma chérie ! Tu as dormi trois heures d’affilée. Attends… » Il remet un masque sur son visage avant de se lever et de s’approcher de sa compagne.
Marion avance la main pour la passer dans les cheveux blonds de son mari, comme elle en a l’habitude, avant de se raviser. « Oh, c’est vrai, je ne peux pas te toucher, annonce-t-elle, déçue.
— C’est dur aussi pour moi de ne pas avoir de contact physique avec toi, mais tu as besoin que ta petite… euh, grande infirmière préférée soit au mieux de sa forme pour s’occuper de sa patiente, déclare Alex. »
Marion glousse en réponse.
« Tu as faim ? continue le jeune homme. J’ai préparé des coquillettes au fromage et jambon tout à l’heure pour moi. Je peux t’en réchauffer.
— Oh, mais Monsieur me traite avec un menu gastronomique !
— Ne te moque pas, tu connais mes fameux talents pour la cuisine.
— Je veux bien essayer de manger un peu, chef Alex.
— Un plat du jour pour Madame ! Ça arrive tout de suite. »
Marion se retrouve le dos calé par deux oreillers et une assiette fumante de pâtes disposée sur un plateau devant elle. Elle prend une première bouchée, puis une deuxième qu’elle mâche lentement. Ses lèvres forment une moue dépitée.
« Je n’ai plus de goût. Rien. Si tu me mettais un bandeau sur les yeux, je n’aurais absolument aucune idée de ce que c’est. Je n’arrive même pas à distinguer si c’est salé, poivré ou sucré.
— Oh, ma chérie, je suis désolé… Au moins, tu n’auras pas à souffrir de mes pauvres talents culinaires », plaisante son compagnon.
La jeune femme se force à manger deux autres fourchettes avant de repousser son assiette.
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Alex est occupé à cuisiner. Il a rempli le réfrigérateur et les placards avec les courses apportées la veille par leur amie Joséphine. Il prépare des blancs de poulet revenus dans de l’huile d’olive et des pommes de terre sautées dans la même poêle.
Ça y est, ça va être à notre tour de jouer, pense Prince des îles qui se redresse.
La main du jeune homme s’avance vers Savoureuse, puis il se ravise. Dans la tête d’Alex, un souvenir vient de remonter à la surface. Il songe à ce que lui a dit Marion il y a une semaine « Dis-moi plus que des mots d’amour. » Sur le coup, il n’avait pas vraiment compris.
Il dispose le contenu de la poêle sur deux assiettes et apporte la première à sa femme avant de s’assoir à côté d’elle dans le fauteuil avec la sienne sur les genoux.
« Tu as besoin de manger, ma chérie, pour reprendre des forces, même si c’est un petit peu seulement.
— Je vais essayer. »
Il s’attaque ensuite à son assiette. Il mâche doucement, en communion avec sa compagne.
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« Mais pourquoi ne nous utilise-t-il plus ? se plaint Savoureuse.
— Parce que Marion a perdu le goût, et sans doute l’odorat, donc ça ne sert à rien pour elle.
— Oui, mais pour lui. Il n’est pas malade, non ?
— Non, mais il le fait par amour, par solidarité pour elle.
— Oh !
— Ne t’inquiète pas, ma Savoureuse, ça ne va pas durer. Bientôt toi et moi, nous resplendirons à nouveau dans tous les plats de Marion. Bon, parce que, il n’y a pas à dire, la cuisine, c’est son domaine et elle me manque. »
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« Tu veux bien me lire à haute voix ton livre, mon cœur ? demande Marion doucement.
— Le dernier Franck Thilliez, tu es sûre ?, répond Alex surpris.
— Oh, peut-être pas, tu as raison, les thrillers, ce n’est pas mon truc.
— Attends, je vais trouver… »
Le jeune homme se lève de son fauteuil pour inspecter leur petite bibliothèque dans le coin du salon. Il revient avec l’Alchimiste de Paulo Coelho.
« Ça ira pour toi ? demande-t-il en lui montrant la couverture.
— Tu dois vraiment m’aimer, sourit-elle, attendrie.
— J’espère surtout que tu vas te rendormir dès que j’aurai atteint la page 3 », lui répond-il le regard pétillant.
Marion se redresse et se réinstalle bien assise.
« Eh bien non, Monsieur, je ne vais pas vous faire ce plaisir. Je vais déguster ce moment. »
La voix chaude d’Alex envahit la pièce. Savoureuse et moi, aux premières loges, sommes tout ouïe.
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« Ma Savoureuse, c’est l’heure de se lever. Le temps est couvert aujourd’hui, mais regarde les moineaux sur le rebord de la fenêtre. Ils attendent leurs graines.
— Bonjour, mon Prince des îles. Oh, c’est vrai que d’habitude c’est Marion qui leur fournit leur déjeuner.
— Oui, et Alex ne s’en est pas aperçu. En parlant du loup…
— Quel loup ?
— C’est une expression, ma douce Savoureuse, c’est quand quelqu’un apparaît alors qu’il était justement le cœur de la conversation. »
Le maître de maison s’approche en effet de la machine à café pour se préparer sa première tasse de la matinée. Un moineau téméraire incline sa tête, observant Alex de l’autre côté de la vitre. Il agite ses ailes pour se faire remarquer. Son comportement déclenche un sourire sur le visage du jeune homme qui ouvre un tiroir, puis un deuxième. Finalement, il extirpe une boîte en plastique qui contient des graines de tournesol. La bande d’oiseaux s’envole un moment pour lui permettre de disposer sa collation. Quelques instants plus tard, ils se régalent, et Savoureuse et moi, de notre perchoir, nous délectons du spectacle.
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Jour 7 d’isolement. Marion va mieux. Le lit a retrouvé sa position de canapé. Miraculeusement, Alex n’est pas tombé malade. Nous prenons notre mal en patience sur notre étagère. Le jeune homme ne daigne toujours pas nous utiliser. Ma Savoureuse dépérit. J’essaie de lui remonter le moral. Je lui parle de l’île de Madagascar où j’ai grandi. Quand nous ne sommes pas absorbés par les activités ou conversations du couple qui habite les lieux, nous observons les oiseaux qui volent au-dessus des toits de Paris. Le groupe de pigeons qui traîne sur les balcons de l’immeuble d’en face forme une autre distraction.
Alex et Marion ont découvert de nouveaux passe-temps. Ils ne regardent quasiment pas la télévision. Le jeune homme a sorti le scrabble enfoui tout en bas du buffet. C’était un cadeau des parents de Marion et ils ne s’en étaient jamais servi. Ils ont bien rigolé. Alex plaçait souvent des mots incongrus sur le plateau, tandis que sa femme insistait pour qu’ils aient droit à des expressions anglophones.
Notre petite malade s’est aussi remise à dessiner. Elle n’en prenait plus le temps avec sa vie à 100 à l’heure. Elle a même demandé à Alex de poser pour elle afin de réaliser des esquisses de son visage. Lui, de nature impatiente, s’est toutefois prêté au jeu, tout en ne pouvant s’empêcher de lui lancer régulièrement des plaisanteries.
La nuit, les jeunes gens préfèrent encore dormir dans des « lits » séparés par prudence, mais ils n’ont jamais autant été intimes que depuis qu’ils ne se touchent plus.
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« Un verre cassé ? » s’exclame Marion qui connaît la maladresse légendaire de son mari aux grandes paluches.
« Non, c’est la salière que j’ai fait tomber. Je ne l’avais pas utilisée depuis deux semaines, répond-il navré, considérant les dégâts sur le sol.
— Tu n’as pas mis de sel dans tes plats ? constate sa femme avec surprise.
— Non, ni de poivre non plus. Comme ça, je pouvais presque ressentir ce que tu éprouvais en ayant perdu le goût. C’était fade pour nous deux. » Il se tient debout près du plan de travail et contemple Marion, assise de l’autre côté sur un des tabourets de bar.
« Oh… Comme je t’aime. » Elle lève la tête pour plonger son regard dans les yeux bleus aux éclats miel de son mari. Elle rayonne malgré ses traits encore tirés.
« Moi aussi, je t’aime. » Il prend tendrement dans ses mains le visage couleur café au lait ambré de sa ravissante femme, avant d’embrasser doucement sa bouche charnue. « Ça fait du bien de pouvoir te toucher à nouveau. »
Un bruit impressionnant de verre qui se brise se fait entendre derrière Alex. Ils se retournent tous les deux, étonnés.
« C’est le moulin à poivre qui est tombé ! Mais j’étais loin ! » Il lève les bras en signe de défense.
« Regarde, chéri, par terre… »
Ensemble, ils contemplent le poivre et le sel éparpillé sur le carrelage, dans les débris de verre et métal. Les grains dessinent le symbole du yin et du yang, la blancheur de l’aromate iodé entremêlé au noir de l’épice.