Description du projet

J’aime observer le ciel. Myriade de nuances. Il n’est jamais le même. Et pourtant j’en ai vu passer des milliers et des milliers. Je suis vieux, très vieux, et en même temps encore dans ma prime enfance dans le temps de la Terre. J’ai été planté ici il y a 132 années humaines. Mais, avant ça, j’ai vécu ailleurs, dans des contrées lointaines, et je garde la mémoire de tout ce que j’ai expérimenté. De plus, ma connexion directe avec Gaïa emplit ma sève de ses jus de sagesse incommensurable.

Aujourd’hui, c’est la pleine lune. La pleine lune du Tonnerre. Peut-être que Dieu fera éclater un orage pour marquer le coup. Je suis amoureux de la lune, si je peux l’exprimer comme cela. C’est le sentiment qui se rapproche le plus de ceux qu’éprouvent les humains. Pour elle, je ne suis qu’un point insignifiant. Je ne compte pas. Avec sa lumière douce, magique, elle bouleverse les cycles de notre planète. Dotée d’une énergie féminine, elle inspire des mythes et histoires. Lorsque l’obscurité tombe, elle domine le ciel, telle une déesse. De notre point de vue, elle apparaît si distante, mais du sien, ce sont les étoiles qui sont inatteignables. Elle a éclairé des milliards de nuits, des milliards d’êtres vivants sur notre Terre. Humble et respectueux, je la contemple, et la retrouve toujours, comme une fidèle amie. Je lui parle, elle écoute mais ne répond pas. Je tends mes branches vers elle, pour m’approcher un tout petit peu d’elle, pour que peut-être, une nuit, elle me remarque enfin.

Penchons ma ramure vers mon royaume. Celui que Dieu m’a donné. Je suis le gardien des lieux. Les êtres vivants qui y séjournent me voient comme un vénérable. Le jour pointe le bout de son nez. L’obscurité transitionne d’un camaïeu sombre au gris, puis des nuances roses émergent pour se mêler à des teintes bleutées et blanchâtres. La faune diurne se réveille. Les oiseaux chantent la joie d’une nouvelle journée de vie. Sous mon feuillage dense et luxuriant de juillet, mes fruits, tels des bébés, poussent doucement, protégés par l’enveloppe des bogues. Ces boules jouvencelles, actuellement dans un costume vert fringant, se hérissent petit à petit de piquants, chacun croissant à son propre rythme. Je fournis un abri aux mésanges, verdiers et pinsons, parfois même je les autorise à créer un nid dans le creux de l’une de mes branches. Avec indulgence, je surveille cette crèche.

L’été, je deviens source d’ombre fraîche pour les humains qui m’affectionnent particulièrement. Pendant ces 25 dernières années, l’habitant de la maison à côté était un homme seul, qui ne s’intéressait au jardin qu’en tant qu’observateur et admirateur. Il n’appréciait pas de plonger ses mains dans la terre. Parfois, ses enfants, adultes, et ses petits-enfants venaient passer quelques heures ou quelques jours lui apporter de la joie. Car oui, c’était « monsieur Morosité ». Au cours des années, des compagnes occasionnelles ont partagé des galets de son chemin. Puis, une est restée de plus en plus, de plus en plus longtemps. Elle a pris soin de l’endroit, ajouté des plantes et des fleurs. Elle a arrosé, taillé, nettoyé, bêché, planté, ratissé avec tout son cœur pour sublimer cet éden. Je l’appréciais. Elle a redonné le sourire à l’homme vieillissant, l’a secoué de sa torpeur. Ils sont partis il y a quelques mois. C’est un couple plus jeune qui a emménagé. La première fois qu’ils sont venus, ils sont tombés amoureux du jardin et du paysage alentour. Ils ont admiré ma grandeur, ont reconnu ma force d’âme. J’ai senti leur énergie bienveillante. J’ai senti leur désir de tisser des liens avec la nature. Maintenant, la femme m’approche de temps en temps. Doucement, elle appose ses mains sur mon tronc, sollicitant ma sagesse. Elle est en quête de réponses, en quête de sérénité. Elle s’éveille à la connexion que tout être vivant a avec l’Univers et que la plupart des Hommes ont oubliée. Je lui parle. À ma façon. Comme tout arbre peut le faire avec un être humain. Avec le cœur.

Ça y est, le tonnerre est là. Pas encore la pluie ni les éclairs. Seulement ce bruit tonitruant. Je ne m’en étonne pas. C’est une évidence. Tout est toujours juste. Même la mort. Dans mon royaume, chaque jour, chaque nuit, je constate des naissances et des êtres qui cessent de vivre. C’est un cycle éternel, un écosystème dont j’aime chacun de ses membres, du plus minuscule ou plus grand. Oh, c’est moi le plus grand ! En taille du moins. Car ma vie ne compte pas plus que celle du cloporte ou du puceron. Nous sommes tous baignés du même amour par Dieu. Nous sommes Amour. Les humains ont beaucoup de mal à le comprendre. Ils qualifient certains animaux et insectes de nuisibles. Mais chacun a un rôle à jouer. Les moustiques, par exemple, sont des mets de prédilection des oiseaux, chauves-souris, grenouilles et araignées. Tout comme les abeilles, ils sont pollinisateurs. En récoltant du sucre extrait des fleurs, ils constituent le carburant qui leur permet de voler. Et si les femelles de certaines espèces se nourrissent du sang des humains, c’est pour apporter des protéines à leurs œufs pour qu’ils parviennent à maturation.

L’orage est passé. Il nous a à peine effleurés. Quelques gouttes sont tombées et déjà les rayons du soleil s’efforcent de percer les nuages. Le ciel cotonneux à l’horizon est surmonté d’une écharpe bleu pâle. La pluie viendra. Elle vient toujours. Je l’accueille immuablement avec bienveillance. Comme le soleil et le vent. La Nature est bien faite et juste. Tout ce qui existe, tout ce qui se passe est juste.

Avec délectation, j’observe mon royaume enchanté et ses habitants. Les papillons volent en abondance cette année. Les bourdons aussi. Si je pouvais sourire, je le ferais. La brise chatouille mes feuilles. Je respire du bonheur d’exister.